Le tour de France des librairies en Peugeot 104 : Rouen, Caen, Dieppe, Le Havre

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

Décidément, en voyage on n’est jamais seul très longtemps. À Paris, j’ai eu le temps de croiser Laura Petrecca, qui a entre autres talents ceux de comédienne et de poète, avant qu’elle ne reparte pour Buenos Aires. L’occasion de remuer les sempiternelles questions de l’itinérance et du port d’attache, de la langue dans laquelle on pense et celle dans laquelle on parle, et des contextes de réception littéraire dans nos pays respectifs. Le fait par exemple que la nouvelle soit si répandue, et un genre considéré comme très noble en Amérique latine. Que les essais soient vendus en kiosques et représentent une grande part des ventes de livres, etc.

À Rouen, c’est un autre ami qui brouille les pistes lui aussi — un apprenti-cinéaste rédacteur de guides — qui m’héberge, ce qui le privera du spectacle de repliage de tente. Rodolphe Bacquet n’en est pas à sa première promenade en 104. Il a fait partie des passagers de la première heure, lors qu’encore étudiants et insouciants nous suscitions dans le coupé rouge tomate fané les commentaires de Corses circonspects (les trous dans la carrosserie relevant plus de l’humidité du climat que des attentats de l’OAS).

La Normandie est un vaste royaume, dont Rouen dessert les provinces. Il y a des chaumières, des bois mystérieux, et même des touristes. Comme mon organisation est un peu confuse, je profite des matinées pour fixer les derniers rendez-vous. L’après-midi du premier jour, je rencontre les librairies de Caen, après un passage funeste à Elbeuf sur Seine, où le gérant de La Pléiade, par ailleurs fort aimable, m’a prodigué un discours digne de l’Institut Médico-Légal, sur le sens de son activité. On m’offre en revanche un accueil des plus enthousiastes au Brouillon de Culture. Le reste de la promenade Caennaise se passe entre murailles fraîches et jardins fleuris, entre églises vides et petites bouquineries. Quant à la 104, en Normandie c’est comme voyager à bord du Concorde : à Mac 2, nous embrouillons la météo et passons à travers les gouttes.

Le lendemain, trois villes défilent dans la journée. À Rouen, j’ai un long entretien avec P. Grey de la superbe librairie Polis. Puis nous filons vers la côte. À Dieppe, ville curieuse où le front de mer est une façade continue de plusieurs centaines de mètres, on trouve des cabines de plages que des familles louent pour la journée ou la semaine. On passe sur les planches et les petits vieux sont assis dans leurs chaises de toile, leur casquette vissée au ras du front. Tout cela est un peu à la volée et au pas de course. Nous partons ensuite vers Le Havre, où je dois être avant 18h30. L’occasion de faire une visite papale (c’est à dire la tête par le toit ouvrant) de l’urbanisme havrais, avant d’aller savourer une anisette — bouteille dans le coffre, déjà indispensable en terres méditerranéennes, face à l’hégémonie du pastis, alors n’en parlons pas sur les côtes normandes — sur les galets.

Ces deux journées d’itinéraires normands me laissent un peu perplexe quant au tissu de librairies qui y est installé : des petites librairies ont fait la moue, tandis que des librairies – papeterie – articles de plages – hi-fi – électroménager – cinéma multiplex et j’en passe grimpaient au plafond à la vue de nos livres. ‘Sont fous ces normands.

IMG_0511.JPG

Le tour de France des librairies en Peugeot 104 : Paris, Amiens, Lille

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

J’avais prévu de ne pas m’arrêter à Paris. La rencontre avec les libraires parisiens se fera ultérieurement, et lors d’une tournée spécifique qui leur sera exclusivement consacrée. C’est la stratégie du bon roi Henri. D’abord, les Navarres de tous les coins, les provinces, et ensuite la capitale. Il sera alors toujours temps de s’écrier : « Ralliez-vous à mon toucan ». Ceci étant, Paris constitue une étape salutaire dans tout mon voyage : d’abord il me permet de goûter à l’expérience insolite d’une 104 sur les Champs-Élysées : une façon de sentir avec davantage d’acuité les cahots occasionnés par les pavés pour tester ses amortisseurs. Tout ça me fait penser au court-métrage de Duras, Les mains négatives, dans lequel elle évoque les peintures rupestres des grottes magdaléniennes, et l’origine de l’art. Pendant qu’elle parle, la caméra avance dans Paris à l’aube, tandis que les rues se remplissent peu à peu. C’est un joli diaporama de véhicules d’époque : on y voit des Renault 4, des DS, des estafettes, des 104, des Austin mini, des Fiat 500, de toutes les couleurs, jaunes, bleues, vertes, rouges, tant et si bien que si quelque chose caractérise le paysage urbain dans son évolution des trente-cinq dernières années, c’est le passage de la couleur à la grisaille, au morne, et à l’austérité métallique. C’est surtout un merveilleux travelling dans Paris qui illustrerait bien la chanson de Dutronc si les silences de Duras n’étaient ponctués par la saisissante musique acérée d’Amy Flammer.

Le deuxième avantage — est le plus prosaïquement important dans mon voyage — de Paris, c’est que je vais pouvoir me défaire des cinq cartons de livres du stock des éditions qui remplissent mon coffre — certains comprendront pourquoi le coupé 104 était désormais moins stratégique que la berline, mais laissons-là ces aspects purement techniques. En effet, je suis attendu par Michel de Serendip-livres, notre structure de distribution flambant neuve, afin qu’il réceptionne le fonds de la maison, qui sera acheminé vers nos librairies par ses soins dorénavant. J’ai passé le témoin du relais mardi matin à huit heures, nous étions aussi frais l’un que l’autre. Le temps d’échanger une poignée de main et je repars pour Amiens.

Amiens, comment dire, ressemble à Amiens. Je n’y avais pas mis les pieds depuis vingt ans, mais autant la Provence concentre une idée du Sud, autant Amiens concentre l’idée du Nord. Elle a beau être moins au nord que Lille, rien n’y fait : briquette, crachin, et flèches gothiques s’élevant sous un léger voile, le régisseur du jour ne s’est pas trop fatigué. J’ai droit en tout cas à un très chaleureux accueil à la librairie Pages d’encres. Je quitte Amiens dare-dare ; quatre librairies m’attendent à Lille. La plupart étant dans le centre, je les fais toutes à pied. Superbe accueil également chez Meura, la chaleureuse petite librairie dite « universitaire ».

Dans ce genre de voyages, il y a les invariants, et puis il y a ce qui confirme réellement le voyage. Les invariants, c’est les aires de repos, les stations-essence, les horodateurs de parking (voire les papiers d’amende), les épiceries ou les supérettes, les cartes des cafés, les kebabs salade-tomate-oignon, les voitures de police, les abribus, etc. S’il n’y avait pas le reste, le voyage tournerait à vide : on aurait la sensation de ne pas avancer, il n’y aurait pas de comparaison, pas de curiosité, pas d’étonnement ni d’attente. Le reste, heureusement qu’il surgit : c’est une tournure inhabituelle, un lieu-dit typique du coin, un accent plus marqué, le journal du bourg saisi à la volée dans un tabac, une radio locale captée par hasard, etc. C’est ce qui change, et qui tient pour le régisseur du voyage en une série de quelques ficelles, qui font défiler le décor.

Sur la route du retour, à l’arrêt d’une aire de service, un type en gilet jaune, employé du coin, m’apostrophe. À l’aller, c’était la famille pressée, dont la fille rêve de vieilles bagnoles, qui vient me demander timidement l’autorisation de prendre la mienne en photo, comme si c’était l’avion de Brad Pitt. (Ou de Georges Clooney, il est vrai que mes références datent un peu). Celui-ci m’entreprend en me parlant de la 104 qu’il avait récupérée d’un vieil oncle, retapée avec un copain, dézinguée avec un autre copain, pour finalement la céder à une copine. Il me dit que sa fille veut absolument une auto comme ça (décidément), et puis on finit par parler de tout et de rien, l’industrie chimique, les autoroutes Vinci, la sécurité routière, agrémenté de quelques anecdotes, parmi lesquelles le cas d’une dame qui s’était endormie au volant, et qui n’est pas morte, non non. « Toute façon, 104 ou pas, au-delà de 60 km/h, c’est Dieu pour tous ».

Le tour de France des librairies en Peugeot 104 : Châlons-sur-Saône, Lons-le-Saunier, Besançon… et Mâcon.

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

Reparti de Lyon à sept heures du matin, cap sur la Bourgogne, j’entends à la radio que Ian Fleming n’est pas mort. Dans son smoking, et brandissant son titre d’agent du renseignement britannique, il vient de faire irruption à la maison de la radio, et tout en mâchonnant son porte-cigarette, il nous livre les belles feuilles de son dernier opus : un quadrimoteur de la compagnie aérienne Malaysian Air — reconnaissable au dégradé de bleu et de rouge qui ceint tout autant la carlingue de l’avion que les robes des hôtesses — a disparu brutalement des écrans de contrôle, avec à son bord une cargaison de conférenciers, professionnels de la santé, et quelques autres trouvères caucasiens, en tout cas non slaves. Il survolait alors l’espace aérien ukrainien. Pendant que James Bond repasse toutes ses chemises froissées lors des précédentes missions, les ukrainiens pro-russes et le gouvernement de Kiev s’accusent successivement d’avoir abattu l’avion. Une hypothèse corroborée par d’anciens koulaks qui auraient déclaré à l’AFP avoir aperçu une boule de feu, et peu de temps après, des chars qui s’activaient comme des fourmis en nettoyant la zone du crash. Là-dessus, on voit surgir à coups de Dong, Dong ou plutôt Dông Dông Philipulus le prophète, qui nous avait « bien prévenus », l’apocalypse est là, plus qu’à attendre la peste bubonique.

La journaliste dit que ces quarante ans de silence n’ont pas énormément inspiré Ian Fleming, vu qu’il nous sert là le début de You only live twice. À quoi l’auteur répond qu’elle n’a rien compris, comme tous les journalistes, et que toute ressemblance avec une histoire vécue est purement fortuite. Nous sommes donc plongés en pleine guerre froide et la communauté internationale croit toujours fermement en l’ONU.

Châlons, Lons et Besançon sont de ces villes pour lesquelles les agences de voyage choisissent bien leur époque de l’année et surtout, leur jour, pour les photographier. Soleil rasant sur pelouse rase, gerbes d’eau sur fond feuillu, ondoiement d’affluents sous d’augustes pierres, grilles de parcs et places à la française. Voire à la Vauban, même, m’enfin tout le monde sait que Vauban c’est la France. Et ce n’est pas une phrase du général de Gaulle.

Mon tour des librairies de Bourgogne et de Franche-Comté se fait en express. N’en déplaise à certain libraire de Lons, par exemple, avec lequel l’entretien dure plaisamment, mais sans que je puisse trop le prolonger. Je sens que ce voyage va être beaucoup plus speed que je l’aurais voulu. Qui veut voyager loin ménage sa 104.

Malgré un aller-retour pour rien à Besançon — oui, il arrive que des librairies refusent nos livres, mais c’est un peu comme pour les démocraties fantoches : on tient à son petit pourcentage d’opposition, ça légitime la réussite —, je me console avec le bilan positif de la journée et avec l’idée d’avoir vu du pays. D’autant que je plante ma tante au camping de Mâcon juste à l’heure où les Hollandais finissent de dîner, dans ce qui doit être un pic de canicule, ou je ne m’y connais pas. L’occasion pour mes voisins d’économiser leur salive, et moi d’étrenner la splendide tente « deux secondes » que des amis pressés m’ont convaincu d’acquérir. Dans un premier temps, les voisins néerlandais sont restés très admiratifs : sans doute le contraste entre un dispositif de tente aussi moderne et une auto aussi rudimentaire. Dans un deuxième temps, le lendemain, ils ont compris que tout ça était de l’esbroufe et que s’ils ne m’aidaient pas à tordre et contorsionner la tente en question pour la replier, ils risquaient de m’avoir sur le dos une partie de la journée.

Ce fut mon premier essai de repliage de tente, un cuisant échec.

Le tour de France en Peugeot 104 : remontée vers la Bourgogne

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

Je poursuis ici mes chroniques. En réalité je suis déjà bien plus haut, mais il y a le temps de la route, le temps de l’esprit, et — hélas — le temps du mécanicien. Le garage Peugeot de Cassis fait penser à ces entreprises familiales qu’on se refile de père en fils, de génération en génération, et il n’y a que la tête des gens qui change, et la forme des carrosseries. Pour le reste, il est toujours niché au détour d’un virage, à l’orée d’une pinède, et entre deux bruits de vérins on entend le chant strident des cigales. Presque sûr qu’il y a soixante-dix ans, c’était à peu près pareil, le panneau devait juste indiquer Peugeot en typographie gothique.

Le gérant n’est pas plus filou que dans n’importe quel autre garage, il est même un peu pince-sans-rire, façon d’acquérir à moindre frais un capital sympathie, ni vu-ni connu j’t’embrouille. Son épouse tient la maison, elle surveille les arrivées de voyageurs dépités comme sœur Anne du haut de sa tourelle, et tient les comptes d’une main ferme : à l’antique, dans le plus pur esprit de l’oikos grec. Si on termine avec le jeune manœuvre qui avoue dans sa combinaison avoir un faible pour les bagnoles pourries (je traduis pour les incrédules), ça donne là une charmante petite maison familiale où l’on se ferait volontiers pigeonner dans la joie et la bonne humeur.

Plus le temps de lambiner, je prends la route le soir même. L’idée est de dormir quelques heures à Lyon avant de démarrer tôt le lendemain pour Châlons-sur-Saône. La région Rhône-Alpes ayant le plus de chance d’être notre fief naturel, je ne m’arrêterai pas cette fois-ci. Quant aux Avignonnais, ils sont divertis par le IN, le OFF, voire le STAND BY, et impossible de solliciter leur attention en ce moment, même dans une roulotte de livres et avec un nez rouge.

Sur la plage de la lunette arrière, Cortázar debout contre la vitre envoie des messages subliminaux aux véhicules qui le dépassent, et à ceux que je dépasse à mon tour. Y’a que moi qui le sais, de loin on ne voit qu’à peine qu’il s’agit d’un livre. Tout juste si on reconnaît la couverture beige de Gallimard — faites-moi penser à parler du graphisme français des livres depuis une trentaine d’années dans une autre chronique —.
Quel cinéma extraordinaire que l’autoroute. À côté Einsenstein il chausse du deux. Une scénographie tout à fait aboutie, comme un kaléidoscope ou un diorama, avec des ombres, de la projection, un décor fixe qui défile et ne change pas, ou presque. Quel âge ont les panneaux ? On les voyait déjà sur les diapos du code au volant d’une quatre L avec une estafette de la gendarmerie bleu marine dans le rétroviseur.

Tout ce cinéma nous refait l’histoire de France, et plus on avance dans la géographie, plus le temps défile. Scènes légendaires ou épisodes classiques, chacun de ces décors s’adresse à tous et à personne. À personne parce qu’on n’y prête plus attention. À tous car il est censé faire écho à un fond de références communes plus ou moins conscient. Les panneaux bleus et verts sont d’immenses paravents, coulisses ou vestiaire de notre spectacle. La titraille des panneaux marrons claironne entre chaque scène, la légende qui annonce la suivante, qu’on anticipe, qu’on cherche des yeux, qu’on loupe parfois — frustration de gamin pour les longs trajets.

On revit les chevaliers cathares qui surgissent de derrière la colline, on saisit le vol des coureurs du tour de France, on traverse la fraîcheur des nénuphars avec les impressionnistes, on imagine les battues avec le loup du Gévaudan.

Le graphisme en bichrome, sommaire, renforce le pouvoir de suggestion de chacune des scènes évoquées. Tout le monde dit : l’art d’autoroute, c’est moche. Évidemment. Mais c’est une super trame narrative.

Il faudrait faire la collecte de tous ces lieux dits, de tourisme et d’histoire, recensés par les panneaux marrons.

Le tour de France en Peugeot 104 : Marseille (la vraie suite)

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

N’ayant plus de rendez-vous de repré pour la journée, et la 104 étant toujours au bloc opératoire, je repère dans Marseille les librairies qu’il me faudra relancer pour la fois prochaine. Je retourne à la friche Belle de Mai, où je n’avais plus mis les pieds depuis l’édition 2013 du festival CoLibris. Je déjeune avec Pascal Jourdana, qui m’entraîne du côté de Cortázar, et sur la petite table du bistro nous revenons sur son dernier livre : Les autonautes de la Cosmoroute. C’est venu un peu par hasard, il se trouve en plus que je l’ai emporté dans mes affaires. C’était un projet aberrant à y repenser, avec des règles établies à l’avance : effectuer en Van Volkswagen un trajet Paris-Marseille à raison de deux aires de services par jour, la deuxième étant nécessairement celle où Cortázar et Carol Dunlop passeraient la nuit. Le texte en est à la fois le récit de voyage, et l’exercice d’expérimentation consistant à rapprocher le plus possible le projet d’une démarche scientifique. Il y a donc à l’intérieur du livre des photos, le récit à proprement parler bien sûr, mais aussi un journal de bord très prosaïque et des dessins effectués par le fils de Carol. L’autoroute change de nature, et tout ce décor de bitume, de goudron, de métal, d’aluminium et de plexiglas devient un terrain vierge à explorer, débroussailler, consigner : ce qui est fort, c’est que pour faire de l’inconnu avec du connu avant de finalement le ramener au connu, Cortázar apprivoise les éléments du décor, et les domestique, comme s’ils lui étaient étrangers alors qu’il les crée lui-même. Il se crée une familiarité singulière à partir d’une proximité ordinaire.

Des amis viennent les ravitailler car ils ne peuvent sortir de l’autoroute. L’amitié jalonne tout le texte, elle est d’autant plus éclatante que l’entreprise est objectivement absurde. Elle passe par la complicité dans le respect des règles du jeu qui n’existent pas en tant que telles, c’est-à-dire ni plus ni moins que la faculté d’entrer dans le délire de l’autre. Les noms sont travestis (les usagers de l’autoroute, le camion, les objets), les éléments et les personnages animalisés. Tout cela tend à élaborer une sorte de fable où rien, si ce n’est la façon de s’appliquer au jeu, n’est pris au sérieux. Cortázar y apparaît disponible, accessible, en vacances, comme tout le monde. On le voit sur les photos en short et chemisette, en train de boire un verre à l’ombre sur l’une des aires, ou en train de faire la tambouille, voire posant auprès de Fafner, le vieux Van. Et tout ça est pourtant un prétexte absolument littéraire.

Je suis sûr que Cortázar aurait apprécié de rouler en 104.

Si.

Les photos accusent le décor typiquement années 80. Le Formica des tables, la toile des chaises pliables, les chaussettes hautes sur les tennis, les lunettes en écailles épaisses, les autos aux couleurs criardes, la typographie naïve des enseignes, les paquets de gitanes grand format, les motifs fleuris, les shorts courts, les machines à écrire. Au milieu de tout ce carbone 14, la similitude des paysages d’alors avec ceux d’aujourd’hui déconcerte : elle annule la datation que les objets stigmatisent.

Ce fut son dernier texte. Ils mirent plusieurs années à établir le voyage, et le réaliser. Il partirent ensuite au Nicaragua. Carol mourut à l’automne qui suivit le voyage, et Cortázar quelques mois plus tard de sa leucémie. La frivolité apparente du récit, à la lumière de cette chronologie, en apparaît d’autant plus virtuose : à moins que ni l’un ni l’autre n’aient rien su de leurs maladies mutuelles, la désinvolture de ces écrits leur fait un habile pied de nez.

Il va quand même falloir que je cesse de parler des livres des autres éditeurs pour un peu plus le faire des miens.

Le tour de France en Peugeot 104 : Aix, Manosque

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

Pendant que ma 104 se fait anesthésier, inciser, suturer au garage Peugeot de Cassis, je tiens une bonne moyenne dans les librairies de l’arrière-pays : trois sur quatre me tamponnent le bon de commande, et les plus réticents ne sont d’ailleurs pas ceux qu’on croit. De même qu’il y a éditeur indépendant et éditeur indépendant, il y a librairie indépendante et librairie indépendante — je me comprends, tout en n’y comprenant pas grand chose —. Il y a surtout petites et grandes librairies, librairies à consignes et librairies sans consignes — ne cherchez pas du côté des bagages —, librairie qui estime qu’il faut nous défendre, et librairie qui trouve notre catalogue « très joli ». Ce qui est déjà beaucoup. Je sais des éditeurs qui font un chiffre d’affaire annuel à triples zéros qui n’en peuvent malgré tout dire autant. Bref, chacun son rôle. Comme disait Galo Ghigliotto : « ton capital, c’est tes choix éditoriaux ». Vérité au delà de l’océan, vérité en-deçà.

Dès qu’on se met (tournure hispanique, mais j’y tiens) un peu à l’intérieur des terres provençales, on a l’impression d’être encore plus au sud que dans le sud. Comme di on avait condensé là l’idée de « sud ». De petits clochers campaniles, des façades ocres, des cyprès dépassant des murets, des routes bordées de platanes, des pans de muraille, du linge aux fenêtres. Chaleur encore plus étouffante ; c’est un peu attendu mais ça me fait penser au Hussard sur le toit, les descriptions avec les cadavres qui ont succombé du choléra, la dernière épidémie était il y a à peine plus d’un siècle et demi, les corps pâles et déshydratés affalés dans les rues, à l’époque pas d’eau lyophilisée. Pourtant le dernier Giono que j’ai eu entre les mains était plus léger : son tour d’Italie en voiture, avec trois amis, sans doute entassés dans une Fiat, les pots de yaourts étaient déjà fameux bien avant que Fellini y passe ses caméras par le toit ouvrant. Un des tours les plus capricieux qui soient (même si Stendhal pose le caprice comme boussole en voyage depuis bien avant), où il passe son temps à aligner des considérations sur l’urbanisme, relater des anecdotes historiques de l’époque des carabinieri qu’il intercale avec des recettes de cuisine, et décrire les discussions et les débats couverts par le bruit de la route, en roulant, lorsqu’il s’agit de savoir qui fait les meilleurs spaghettis ou quelle auberge a les meilleure lits. Il y a aussi quelques portraits de personnages sortis de la cour des miracles, un peu comme le monsieur qui semble littéralement mangé par son livre tant il y colle son œil, à la table voisine de la mienne. De ces descriptions en enfilade ressort une accumulation d’images un peu étourdissantes, qui défilent rapidement et donnent une sensation semblable à celle que peut éprouver un jardinier au milieu de toutes ses fleurs qui bêche sans son chapeau.

Ressortant de la gare de Marseille je trouve une 403 avec un pied bot. Sans doute un épouvantail.

20140718-225535-82535573.jpg

Le tour de France en Peugeot 104 : Marseille

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

Premiers jours de tournée : il fait 30 degrés dans le sud, mais pas le temps de s’étourdir de la sensualité de l’air. Pourtant je suis « bloqué » à Marseille : la 104 fait des siennes depuis mon départ. Faut dire que tout le monde s’est extasié : oh, la belle voiture ! — vous, si jeune, avec une si vieille (l’ambiguïté me laisse deux secondes rêveur sur une éventuelle et improbable carrière de gigolo) — elle me fait penser à celle de mon père ! — ah bon, vous faites un tour de France avec ? Tout ça m’attire beaucoup de sympathie de la part des autochtones, un peu comme si je voyageais en diligence, qu’on mettait huit jours à traverser la France (c’est vrai, je vais mettre plus longtemps que ça) et que les bois à l’entour étaient pleins de loups et de manants. À force de pousser le folklore, ces passants bon public m’ont porté la poisse. Ça, c’est pour la version pittoresque. La vérité, c’est qu’à l’occasion il faudra que j’engueule José Perez, du garage des Pentes, qui est fiable mais un peu trop distrait.

La tournée à commencé par les librairies de La plaine, à Marseille. Pour la plupart, un excellent accueil. L’histoire de l’œil, Le lièvre de Mars, l’odeur du temps s’engagent sur les nouveautés de la rentrée. Parfois même quelques ouvrages du fond. Dans le train TER (SNCF devient sponsor du Tilde, le temps que Peugeot retape mon tracteur) qui m’amène à La Ciotat, des dizaines de petites Anglaises et de petits Allemands qui traînent des valises plus grosses qu’eux. On dirait de petits angelots. Un mélange d’esprit scout avec Jeux interdits. Je m’attendais à voir une friche, des entrepôts, voire des wagons rouillés et des épaves de bateaux, mais il n’y a que les grues à La Ciotat, et un ersatz de chantier naval. Nettement moins pittoresque qu’à Gdansk, en 80. Ou même qu’en 2005. Là, je le sais, j’y étais.

En attendant je lis sur les murs de Marseille des slogans qui proclament le nouvel ordre mondial, tel que le définit Mario Bellatin dans son nouvel opus, Sur les plages de Montauk les mouches pullulent : « les nouveaux codes de conduite que l’on se doit d’établir envers les animaux ». Un livre où des oiseaux de proie s’émeuvent après que leur esclave se soit enfui sans laisser de traces, dans une projection surréaliste basée sur la vie et l’œuvre de l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal.

Pour mes distractions du soir, des affiches sulfureuses vantent de tentants spectacles aux accents populaires : Un cacou et une cagole en plein dialogue. Je sais enfin comment écrire ces deux mots qui n’existaient pour moi que dans l’oralité. Des neotroubadours.

20140717-122454-44694090.jpg