Le tour de France des librairies en Peugeot 104 : Paris, Amiens, Lille

Le principe : un éditeur de littérature nomade fait une tournée de diffusion pour présenter les livres de sa maison d’édition aux librairies. Une 104 peugeot trente ans d’âge pour destrier, il traverse la France comme un croisé. Son blason est un tilde (sorte de moustache typographique).

J’avais prévu de ne pas m’arrêter à Paris. La rencontre avec les libraires parisiens se fera ultérieurement, et lors d’une tournée spécifique qui leur sera exclusivement consacrée. C’est la stratégie du bon roi Henri. D’abord, les Navarres de tous les coins, les provinces, et ensuite la capitale. Il sera alors toujours temps de s’écrier : « Ralliez-vous à mon toucan ». Ceci étant, Paris constitue une étape salutaire dans tout mon voyage : d’abord il me permet de goûter à l’expérience insolite d’une 104 sur les Champs-Élysées : une façon de sentir avec davantage d’acuité les cahots occasionnés par les pavés pour tester ses amortisseurs. Tout ça me fait penser au court-métrage de Duras, Les mains négatives, dans lequel elle évoque les peintures rupestres des grottes magdaléniennes, et l’origine de l’art. Pendant qu’elle parle, la caméra avance dans Paris à l’aube, tandis que les rues se remplissent peu à peu. C’est un joli diaporama de véhicules d’époque : on y voit des Renault 4, des DS, des estafettes, des 104, des Austin mini, des Fiat 500, de toutes les couleurs, jaunes, bleues, vertes, rouges, tant et si bien que si quelque chose caractérise le paysage urbain dans son évolution des trente-cinq dernières années, c’est le passage de la couleur à la grisaille, au morne, et à l’austérité métallique. C’est surtout un merveilleux travelling dans Paris qui illustrerait bien la chanson de Dutronc si les silences de Duras n’étaient ponctués par la saisissante musique acérée d’Amy Flammer.

Le deuxième avantage — est le plus prosaïquement important dans mon voyage — de Paris, c’est que je vais pouvoir me défaire des cinq cartons de livres du stock des éditions qui remplissent mon coffre — certains comprendront pourquoi le coupé 104 était désormais moins stratégique que la berline, mais laissons-là ces aspects purement techniques. En effet, je suis attendu par Michel de Serendip-livres, notre structure de distribution flambant neuve, afin qu’il réceptionne le fonds de la maison, qui sera acheminé vers nos librairies par ses soins dorénavant. J’ai passé le témoin du relais mardi matin à huit heures, nous étions aussi frais l’un que l’autre. Le temps d’échanger une poignée de main et je repars pour Amiens.

Amiens, comment dire, ressemble à Amiens. Je n’y avais pas mis les pieds depuis vingt ans, mais autant la Provence concentre une idée du Sud, autant Amiens concentre l’idée du Nord. Elle a beau être moins au nord que Lille, rien n’y fait : briquette, crachin, et flèches gothiques s’élevant sous un léger voile, le régisseur du jour ne s’est pas trop fatigué. J’ai droit en tout cas à un très chaleureux accueil à la librairie Pages d’encres. Je quitte Amiens dare-dare ; quatre librairies m’attendent à Lille. La plupart étant dans le centre, je les fais toutes à pied. Superbe accueil également chez Meura, la chaleureuse petite librairie dite « universitaire ».

Dans ce genre de voyages, il y a les invariants, et puis il y a ce qui confirme réellement le voyage. Les invariants, c’est les aires de repos, les stations-essence, les horodateurs de parking (voire les papiers d’amende), les épiceries ou les supérettes, les cartes des cafés, les kebabs salade-tomate-oignon, les voitures de police, les abribus, etc. S’il n’y avait pas le reste, le voyage tournerait à vide : on aurait la sensation de ne pas avancer, il n’y aurait pas de comparaison, pas de curiosité, pas d’étonnement ni d’attente. Le reste, heureusement qu’il surgit : c’est une tournure inhabituelle, un lieu-dit typique du coin, un accent plus marqué, le journal du bourg saisi à la volée dans un tabac, une radio locale captée par hasard, etc. C’est ce qui change, et qui tient pour le régisseur du voyage en une série de quelques ficelles, qui font défiler le décor.

Sur la route du retour, à l’arrêt d’une aire de service, un type en gilet jaune, employé du coin, m’apostrophe. À l’aller, c’était la famille pressée, dont la fille rêve de vieilles bagnoles, qui vient me demander timidement l’autorisation de prendre la mienne en photo, comme si c’était l’avion de Brad Pitt. (Ou de Georges Clooney, il est vrai que mes références datent un peu). Celui-ci m’entreprend en me parlant de la 104 qu’il avait récupérée d’un vieil oncle, retapée avec un copain, dézinguée avec un autre copain, pour finalement la céder à une copine. Il me dit que sa fille veut absolument une auto comme ça (décidément), et puis on finit par parler de tout et de rien, l’industrie chimique, les autoroutes Vinci, la sécurité routière, agrémenté de quelques anecdotes, parmi lesquelles le cas d’une dame qui s’était endormie au volant, et qui n’est pas morte, non non. « Toute façon, 104 ou pas, au-delà de 60 km/h, c’est Dieu pour tous ».